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Contribution de N°17 - Léon PARCE

Allocution prononcée par Monsieur Léon PARCÉ 
à l'occasion de la remise de la Croix de la Légion d'Honneur
 à Monsieur Lucien DORBEC, en 1967
 
NDR. Pour tous ceux qui ont connu Monsieur DORBEC, le texte suivant leur rappellera la grande figure de cet ingénieur exceptionnel à de nombreux points de vue. Léon PARCÉ, avec son style parfait, a su mettre en évidence les diverses facettes de Lucien DORBEC et ce n'est pas sans émotion que l'on fait la lecture de son allocution.
 
 
Mon Cher Ami, Mesdames, Messieurs,
La bonne fée, qui dispensa dans le berceau de la SAT, quelques uns des dons qui devaient permettre la cérémonie de ce jour, nous conduisit, un radieux Vendredi 1er Juillet du bel an 1932, au seuil de 41 rue Cantagrel, que nous franchissions pour la première fois.
Nous avions le privilège d'être installés au 3ème étage. Dans notre bureau, un assemblage hétéroclite de meubles, tous de récupération, était présidé par une armoire immense, complètement vide, et d'où paraissait monter un appel, pour nous presser de classer de grandes choses.
Le couloir donnait plus loin, sur une pièce en forme d'angle droit, ah ! pas bien grande, même pas 30 m2, garnie de tables sur certaines desquelles, on apercevait quelques rares appareils de mesure. Je m'enquis, de la destination de cette salle. On me répondit gravement, que c'était le Laboratoire des Répéteurs. Effectivement on y trouvait M. LEBEDINSKY, tantôt l'écouteur à l'oreille, en butte avec des instruments revêches qu'il fallait un peu molester pour qu'ils veuillent bien se prêter au jeu qu'on leur demandait, tantôt parlant à une personne qui n'était autre que vous-même.
Cohabitaient encore en cet endroit, un monteur et un câbleur. Car on m'avait donné un renseignement incomplet.
La vocation du lieu était très large, plus qu'un Laboratoire, c'était en même temps un service technique, un atelier de maquettes, un service de contrôle, un service de notices, un service de chantiers, tous les prolongements enfin que l'on puisse souhaiter. Les circuits intégrés de nos jours peuvent seuls nous donner une vague idée de ce que pouvaient être tous ces services intégrés.
Mais vous n'étiez pas homme à vous étonner. Vos études à l'Institut supérieur d'Optique avec M. FABRY, complétée ensuite par un passage aux Etablissements GAUMONT, pour la mise au point des premiers enregistreurs de son pour les films parlants, vous avaient précipité des fréquences du spectre visible aux fréquences vocales. Il vous restait à parcourir le chemin inverse. Vous alliez y consacrer plus d'un tiers de siècle.
Si j'ai insisté sur ces débuts plus que modestes, c'est qu'ils trouvent encore à vos yeux un écho attendri, et c'est aussi que les événements, qui marquent le début d'une Société, lui impriment un pli qui se transmet ensuite de sorte que chaque Société, telle une personne physique, possède son caractère propre. Le moule fonctionne toujours et permet de retrouver, à quelques retouches près, dans les traits de la S.A.T. de 1967, ceux de la S.A.T. de 1932.
Et si je suis certain de bien interpréter vos sentiments en faisant des vœux très platoniques, que le jour où on aura des surfaces en surnombre à la S.A.T., comme il est probable que ces deux maladies endémiques de notre Société, la déménagite et la cloisonite, subsisteront encore, on veuille bien faire œuvre pieuse et salutaire, en reconstituant cet embryon, tel qu'il était il y a 35 ans. La nouvelle S.A.T. pourrait venir s'y retremper aux instants de doute ou de lassitude, et peut-être encore savourer, les charmes de notre indigence semblable à celle des enfants qui s'attachent plus à leurs jouets qu'ils sont plus parcimonieusement répartis, et leur découvrant des vertus qu'il ne tirent que d'eux-mêmes.
Nostalgie du passé, jours qui furent peut-être ternes et pleins de grisaille, nous les revoyons comme autant d'étapes sous un jeune soleil printanier, sur l'une de ces routes de jadis bordées de pommiers en fleurs.
A cette époque, le passé n'était pour vous qu'un mot sans substance propre et l'avenir, une grande page blanche où il fallait faire une inscription.
J'écarte aussitôt votre objection, car je vous connais assez pour la deviner. Les inscriptions, pensez-vous, sont devenues aujourd'hui le propre d'une équipe, parfois même d'une génération. Tout au plus ai-je été un catalyseur. Sans méconnaître la part de vérité que renferme cette vision, je remarquerai qu'il ne suffit pas d'avoir été le membre brillant d'une équipe pour être porté, comme de plein droit, à la tête de celle-ci. Une histoire assez récente nous en a fourni une preuve trop cruelle. Analyser, piocher, fouiller est nécessaire, mais reste insuffisant si la vertu du fauteuil n'intervient pas, si celui qui a tout écouté, ne regarde ensuite le plafond, et fort de son savoir et de ses veilles, n'aperçoive à travers les volutes de sa fumée, le choix qui s'impose parmi les possibles qui s'offrent. Toute création est poésie, c'est une prise conscience et d'expression devant une réalité qui provoque des résonances chez beaucoup, mais que seuls des privilégiés peuvent tirer de l'inconscient pour lui donner une première forme, peut-être pas toujours bien claire et même parfois quelque peu confuse et chaotique, avant de la porter à son expression définitive.
Ainsi donc, malgré que votre modestie s'en offusque, je remets pour le moment la part du travail d'équipe. Je réserve cette partie du patrimoine que chacun peut revendiquer, pour m'attacher à ce qui vous est propre.
Les différences de caractère aidant, vous êtes resté avec M. LEBEDINSKY pendant 30 ans "pour le meilleur et pour le pire", suivant votre charmante expression, de sorte que les deux cours de vos passionnantes vies industrielles, quoique distinctes, ont été souvent mêlés pour ne former qu'un large fleuve.
Aussi allons-nous procéder pour mieux vous cerner suivant cet ordre "de disgression sur chaque point qu'on rapporte à la fin pour la montrer toujours".
Le premier épisode que je rappellerai s'est passé il y a 26 ans. Nous nous enfoncions tous les jours un peu plus dans ce trou noir de l'occupation. Certains jours de 1941, M.LEBEDINSKY vous fit, à Montluçon, une demande insolite. Bien moins que de fabriquer, dans le plus grand secret, l'appareillage susceptible d'être monté sur le câble Paris-Metz dans un poste d'écoute, à l'effet de capter les communications allemandes. Il fallait donc prévoir un répéteur qui pu s'embrancher sans apparition d'un phénomène transitoire décelable, l'alimentation, le bâti, en somme une petite station.
Sans hésiter, vous fîtes aussitôt ce que le devoir requérait. Au début de 1942, le poste est prêt à fonctionner, et l'écoute fournit, pendant toute l'année 1942, des renseignements précieux. On l'appelait la "Source K". Mais la veille de Noël 1942, l'occupant découvrit par hasard le dispositif. Fuites, arrestations et déportation s'ensuivirent. (NDR. C'était alors la deuxième installation des équipements effectuée sur le câble Paris-Strasbourg après qu'une dénonciation ait entraîné le démontage de la première installation sur le câble Paris-Metz).
L'ingénieur KELLER et ses compagnons trouvèrent une mort héroïque. Le choc de la foudre, ils le gardèrent pour eux seuls, sans qu'il leur échappât la moindre parole qui put le dévier. Leur silence permit d'échapper à la Gestapo.
Un livre récent, relatif aux services spéciaux pendant la dernière guerre, consacre deux pages à la "Source K". En voici un très court extrait :
"Ce projet fut réalisé en zone libre, avec la complicité de plusieurs industriels, puis par pièces détachées, l'appareil fut transféré en région parisienne".
Ce pluriel, "plusieurs industriels", puis plus loin, ce singulier, "l'appareil", produit un certain malaise. Par son nom, notre Société est vouée à l'anonymat. Nous ignorions qu'elle avait encore une prédestination pour l'étouffement.
Laissons là ces mesquineries pour nous attacher, comme vous, à l'essentiel. Le service de Renseignements Français, pendant un an, puisa à plein bord à la "Source K", et ceci est le résultat qui compte.
Mais une remarque s'impose dès maintenant. Dès qu'il a fallu sortir des voies ordinaires, c'est à vous que l'on s'est adressé.
Cela s'était déjà produit l'année précédente, pendant la drôle de guerre. Nous fûmes saisis en Février 1940, de l'étude d'une fusée de proximité air-air. Quelques essais encourageants eurent lieu en Avril 1940, sous votre direction. Le 10 Mai survint,  et la nuit tomba.
Nous allons reprendre maintenant votre ascension vers les fréquences élevées, et franchir ensemble les étapes qui jalonnent la merveilleuse histoire de la S.A.T. Toujours à la pointe pour tracer les voies, vous ne vous attardez plus lorsque les routes sont ouvertes, et laissant à d'autres l'exploitation, vous portez plus haut vos desseins.
Parti en 1943 de l'équipement en répéteurs du câble Le Mans-Rennes, et des appareils de mesure correspondants, vous abordiez quelques années plus tard, les courants porteurs à 2 puis à 12 voies.
Je suis obligé d'ouvrir ici une parenthèse. A chaque étape, vous auriez voulu que j'indique les personnes qui ont collaboré à votre tâche. Je souhaiterais, comme vous, de pouvoir le faire, mais je devrais me livrer à un véritable appel, et malgré le soin apporté, il y aurait certainement des oublis. Aussi ai-je pris sur moi de passer des noms sous silence. Je m'abrite derrière PASCAL qui m'apprit jadis que toute vertu, poussée à l'extrême, devenait un défaut, la prudence par exemple se transforme en avarice et la recherche de la plus exacte justice, tourne à l'injustice. Vos collaborateurs, j'en suis certain, comprendront ainsi les raisons de les féliciter en groupe, au lieu de le faire personnellement.
Nous revenons à 1939. A cette époque, un répéteur téléphonique était une sorte de meuble, qui pesait dans les 40 kg, ce qui commandait la structure de la station. Notre séjour à Montluçon de 1940 à 1944, vous donna l'occasion de présenter à M. LEBEDINSKY, les premiers schémas de concentration du matériel téléphonique sur un seul bâti. La matériel 51 L devait sortir de là. Vous réalisiez en même temps le bivocal télégraphique que nous avons ensuite fabriqué en série.
Le retour à Paris en Octobre 1944 fut l'occasion d'établir un nouveau 12 Voies condensé, puis des équipements multiplex à 60 voies pour les paires coaxiales du câble Paris-Bordeaux.
Les destructions de la guerre réparées, et comme un vent nouveau soufflait, nous sentîmes qu'il fallait trouver une issue à notre cadre devenu trop étroit. Ce fut encore à vous que la sortie fut confiée, en vous chargeant de créer une section Radio, au Laboratoire. Et ce fut une éclosion : postes fixes et mobiles pour l'EDF ou le Ministère de l'Intérieur, et premier 2 voies à modulation de fréquence demandé par ce dernier.
Mais ceci n'était encore que le préambule d'une œuvre qui devait compter d'abord un système 3+3 à 450 MC, un 4 voies militaire, ensuite, pour l'administration des P&T, le faisceau GDH 103 à 240 et 300 voies. Enfin, vous élevant au niveau international, le faisceau hertzien à 120 voies, reliant l'Italie à la Turquie à travers la Grèce, qui ne fut remporté qu'après une compétition très rude, et fut comme la consécration de votre technique.
Vous étiez désormais disponible pour d'autres tâches, suivant le processus devenu, en quelque sorte immuable. Justement, les Laboratoires TURCK, venaient d'être associés à la S. A.T., et ceux-ci étaient les pionniers de l'Infra-Rouge. On s'est opportunément rappelé que vous aviez été opticien dans votre jeunesse. Vous ne m'en voudrez pas si je dis que plus d'un quart de siècle s'était écoulé depuis vos études, car plaide pour vous et montre comment vous avez repris pied dans un domaine aussi difficile et si évolutif. Il fallait pour cela, non seulement une grande ouverture d'esprit, mais aussi beaucoup de profondeur ou de hauteur comme on voudra, pour comprendre au sens étymologique, tous ces phénomènes en apparence divers et les réduire ainsi en une groupement homogène.
Par là vous pouviez être un trait d'union entre les scientifiques purs et appliqués, entre l'université et l'industrie. Vous entendiez le langage des premiers, vous connaissiez les besoins des autres, et de cette conjoncture est sorti le succès de l'entreprise : autodirecteurs, guidage et photographie infrarouge, cellules solaires, équipements des satellites, réalisation des lasers.
Les professeurs éminents avec qui vous travaillez témoignent de la qualité de votre collaboration.
Le C.N.R.S. nous a permis de disposer de certaines de ses recherches pour les industrialiser. Les bons résultats qui ont suivi, montrent combien ce travail en commun peut être fructueux. Nous sommes heureux que le C.N.R.S., par l'honneur qui vous est fait, montre qu'il apprécie ce succès. Nous le remercions de cet encouragement. Il nous incite à persévérer dans la voie où nous sommes engagés.
J'arrive maintenant à un sujet qui vous tient si particulièrement au cœur que vous penseriez  que je vous aurais fait tort en le négligeant. Il m'est d'autant plus facile d'y venir que je partage tout à fait vos sentiments. Oui le travail d'équipe est indispensable à la réussite. Il est juste que j'adresse, au nom de la Société, des félicitations et des remerciements à tous ceux qui, avec vous, ont été à la peine. Nous apprécions leur valeur technique et leur conscience professionnelle. Certains ont sacrifié des vacances et des jours fête pour terminer une étude dans les délais, et c'est à eux que je pensais tout à l'heure lorsque je disais que l'on pouvait reconnaître dans la S.A.T., certains traits de la S.A.T naissante de 1967. Vous vous retrouvez en eux, aussi bien dans ces jeunes qui arrivent que dans les autres qui sont entre-deux.
Quelqu'un a dit l'an dernier sur notre Société une phrase qui m'a beaucoup frappé. "C'est à la S.A.T., a-t-il dit, que je trouve la meilleure alliance entre les jeunes et les vieux".
Pourquoi nous, me suis-je dit ? Pour faire une soudure, il faut décaper des deux côtés. Les jeunes s'y prêtent tous pour de nombreuses raisons. Il faut donc regarder l'autre face. C'est là que je retrouve votre procédé. Par votre caractère sans affectation, d'une droiture exemplaire, vous avez gagné le respect, la confiance et l'affection de vos correspondants ou collaborateurs. Jamais un point de vue égoïste n'est venu infléchir vos décisions. Votre modestie personnelle vous a gardé du culte de soi, ainsi avez-vous obtenu une collaboration sincère et efficace. Pas d'académisme, ni sourire satisfait, ni clignement d'œil comme dirait NIETZSCHE. Votre entourage n'a pas l'impression d'être un éternel mineur. Vous ne vous donnez jamais en exemple, ni ne vous citez avec complaisance.
Natif de l'Ile de France, où rien n'est si léger que l'air qu'on y respire, a dit le poète, où la lumière argentée qui baigne ses campagnes, atténue les contraintes et les enveloppe d'une fluidité aérienne, vous avez apporté, dans les relations avec vos ingénieurs et amis le même soin que votre nature natale met à préserver la vue de toute offense. Quand on en use ainsi, on est toujours sûr du résultat.
Souffrez, mon cher ami, que nous nous réjouissions tous de l'œuvre accomplie, de son couronnement aujourd'hui, et que nous souhaitions encore que vous plantiez votre pavillon sur de nouvelles  terres.
Les deux autres Société de notre groupe industriel : la Compagnie des Signaux et SAGEM, vous félicitent aussi. Rien de ce qui touche l'une ne laisse l'autre indifférente. Solidaires dans l'effort, elles le sont aussi dans l'honneur.
Mesdames, Messieurs, je vous remercie de vous être rendus à notre invitation et d'avoir permis de rendre un hommage que nous voulions simple, unanime et fervent, à M. DORBEC et à tous ceux qui ont été associés à son travail.
Pour terminer, j'exprime encore toute notre gratitude au C.N.R.S. et je fais des vœux pour qu'une collaboration toujours plus étroite entre la Recherche et le Développement soit génératrice de prospérité et de biens accessibles au plus grand nombre, pour le perfectionnement harmonieux de tous.
 
                                                                                                                  Léon PARCÉ
 
 
 
 

 


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