Contribution de M. Jean-Louis DESPORTES
(à l'époque chargé des équipements de télémesure et enregistrement magnétique au Centre d'Essais en Vol de Brétigny)
La télémesure AJAX
A la fin des années 1950, l’intérêt de la télémesure pour les essais en vol d’avions et de missiles est unanimement reconnu. Pour les missiles, c’est une évidence. Pour les avions c’est un moyen d’améliorer l’efficacité et la sécurité des essais en offrant en temps réel l’assistance d’une équipe au sol disposant de moyens puissants pour suivre et analyser le déroulement de l’essai.
A cette époque les essais en vol disposent de deux systèmes de télémesure industrialisés : l’un, antérieurement développé par les Etablissements TURCK sur contrat du STAé produit par la Société Anonyme de Télécommunications (SAT) qui a repris cette société ; l’autre, étudié par l’ONERA pour ses besoins, a été industrialisé par la SFIM (Société de Fabrication d’Instruments de Mesure). Ces deux systèmes sont, peut-on dire, équivalents en capacité et performances, mais ils sont incompatibles et ne possèdent aucun élément commun. Le Centre d’Essais en Vol n’est pas parvenu à imposer l’un au détriment de l’autre, et s’est résolu à spécialiser l’emploi de chacun à un domaine d’application et corrélativement à des sites d’essais désignés. La télémesure ONERA-SFIM est utilisée pour les essais d’avions, essentiellement à Istres, et la télémesure SAT/TURCK aux essais de missiles, à Colomb-Béchar et à Cazaux. Cette situation n’est évidemment pas satisfaisante, car elle entraîne une duplication des matériels sans permettre une banalisation des sites d’essais. En outre, une modernisation des matériels serait nécessaire, mais il serait difficile de l’engager sur les deux systèmes.
Vers 1959 apparaissent des éléments nouveaux. D’une part le lancement du programme national de SSBS (Sol-Sol Balistique Stratégique) va ouvrir un besoin important de télémesure, tant qualitatif que quantitatif. D’autre part le CEV (et les responsables de champs de tir) découvre que les centres d’essais américains (US) confrontés aux mêmes problèmes, ont créé un organe de normalisation inter-champs-de-tir, l’IRIG, et ont défini un standard de télémesure pour garantir la compatibilité des matériels sur tous les champs de tir. Il est alors décidé de faire une mission d’information aux USA, tant auprès des champs de tir que chez des industriels fabriquant ces matériels. J’ai participé à cette mission en juin 1960.
Ce fut une révélation. En premier lieu quant à la diffusion des moyens de télémesure dans les essais d’avions et de missiles. Je disposais alors à Brétigny d’une modeste station de télémesure reléguée dans une petite pièce en sous-sol ! (Pour être juste il faut quand même reconnaître que Brétigny n’était un site principal d’essais avec télémesure). A l’opposé, la station de réception du centre de Cap Canaveral occupait un gigantesque hangar contenant une vingtaine de stations de réception parfaitement équipées. En second lieu, et c’était une des informations capitales recherchées dans cette mission, le standard IRIG était d’application générale à l’échelle des USA. Sa pérennité était donc assurée. Enfin les visites chez les fournisseurs de matériels de télémesure de bord nous faisaient découvrir le saut technologique réalisé. Le matériel bord de BENDIX apparaissait particulièrement séduisant dans sa technologie.
A la suite de cette mission, la décision est prise par le CEV, en accord avec la Direction des ENgins (DEN) et les responsables des champs de tir, de développer en France un nouveau système de télémesure s’appuyant sur le standard IRIG. Ce choix permettait d’une part d’obtenir la compatibilité des systèmes français à venir, et éventuellement le recours ponctuel à des matériels américains en cas de difficultés qualitatives ou quantitatives avec les fournisseurs français.
Il ne restait plus qu’à… développer le matériel national. Et donc à trouver un industriel capable et acceptant de le faire. La SAT fut pressentie. Elle réunissait comme fournisseur d’un système existant (et aussi des matériels en infrarouge), une expérience du matériel aéronautique embarqué et des moyens sol associés. Elle avait d’autre part une dimension industrielle qui devait permettre de dégager le potentiel nécessaire tant pour le développement que pour la production. Il me semble que la SAT a hésité, se posant sans doute la question de savoir s’il y avait un marché justifiant l’effort à déployer. En tout cas elle prit l’affaire très au sérieux, et nous fit part de sa décision de façon très solennelle. Ce fut le PDG, M. PARCE, qui nous fit part de sa décision dans une réunion spécialement conviée dans son bureau. C’était pour moi une circonstance tout à fait exceptionnelle, et la première fois que j’entrais dans le bureau du PDG d’une société importante, bureau conforme à l’image qu’on en donne, le PDG trônant au centre derrière un gigantesque bureau (meuble) vide à l’exception d’un petit dossier posé au centre. Assistaient à cette réunion, pour le CEV M. IDRAC responsable du Service Méthodes qui conduisait notre délégation, M. PETIT et moi-même, du côté SAT, M. PARCE était entouré de M. BOULIN qui à l’époque coiffait cette branche d’activité et M. MAISON. La réunion fut brève. M. PARCE nous fit donc part de la décision de la SAT de se lancer dans cette affaire et d’y consacrer les moyens nécessaires, compte tenu des débouchés qui lui avaient été décrits et dont je pense qu’il avait fait vérifier la vraisemblance auprès des administrations concernées. Le CEV confirma l’importance attachée à l’opération, et sa détermination à la mener à son terme.
Les bases étaient posées. Il restait à faire le travail, qui n’était pas mince. On avait posé à la SAT le challenge de faire, pour le matériel de bord, un équivalent des modules BENDIX qui nous avaient tellement impressionnés aux USA. Je ne me souviens pas quelle définition nous en avions donnée : on ne pouvait quand même pas écrire dans les contrats, « Faites-nous des modules BENDIX ! ». C’est pourtant ce qui fut fait pour la définition mécanique.
Pour ce qui est des schémas électriques ce fut une création 100% SAT qui donna beaucoup de soucis aux concepteurs confrontés par ailleurs à la nécessité de développer des équipements à transistors au silicium alors que ceux-ci faisaient tout juste leur apparition. La mise au point puis l’industrialisation posèrent quelques problèmes en partie dus aux difficiles conditions d’environnement imposées pour l’emploi sur les gros missiles. Je crois que cela donna beaucoup de soucis à MM. Dubrunfaut et Lavoisard à qui je transmets mon bon souvenir et mes félicitations renouvelées. Car ils vinrentt à bout des études, y compris la tenue aux difficiles conditions d’environnement imposées pour l’emploi sur ces gros missiles.
Mais après ces problèmes de jeunesse, la télémesure Ajax fut une réussite. Pour le CEV, elle se mesurait au nombre de matériels mis en service, mais autant à la variété des utilisateurs : gros et petits missiles, quantitativement les plus importants, avions prototypes, représentant un petit nombre de matériels, mais un grand nombre d’utilisations ; plus une variété d’utilisations particulières, sur des parachutistes ou des charges larguées, sur des sièges éjectables ; elle fut montée sur le ou les premiers satellites français, et sur le premier prototype du CONCORDE.
De son côté le CEV fit l’effort d’affecter au suivi de cette étude un ingénieur de l’Armement (Roquefeuil). Nos autres interlocuteurs côté SAT étaient MM. Lamelot, Koreïcho et côté commercial, M. Ulmo. Le souvenir de M. Ulmo me conduit à évoquer la suite de l’opération, c’est-à-dire l’industrialisation qui connut des difficultés, sans doute normales, mais en conflit avec les délais demandés par les utilisateurs, en particulier pour le programme balistique. C’est ce qui me conduisit à de nombreuses discussions quelques fois un peu tendues, avec M. Ulmo pendant les premières années de vie du système. Je ne lui en garde évidemment pas rigueur, son rôle d’interface n’était pas non plus facile tous les jours.
Concernant la télémesure Ajax, la SEREB fut un interlocuteur important dans la phase de développement, ainsi que Sud Aviation Cannes qui assurait la "qualification" en laboratoire que nous suivions régulièrement. La phase décisive fut ensuite un premier tir de qualification sur missile par la SEREB, auquel assistait un représentant du CEV appartenant à une équipe dite "section d'essais missiles" formée pour suivre les essais de la SEREB. Participaient à cette équipe Renaudie (maintenant décédé) et les Ingénieurs de l’Air Rosoor, Bouchet... Je me souviens de l'enthousiasme consécutif au succès de ce premier emploi de la télémesure Ajax en conditions réelles sur missile balistique. Je ne crois pas qu'il y eut de déboires importants par la suite.
De mon point de vue la télémesure Ajax a été, après l’enregistreur photographique Hussenot Baudoin, le meilleur succès du CEV/Service Méthodes dans le développement et la promotion d’un matériel national d’essais en vol.
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