1972 : la SAT signe un premier contrat de fourniture d’un réseau de télécommunications analogiques puis, un deuxième contrat de transfert de technologie d’équipements multiplex pour la Bulgarie d’un montant total de plus de 80 MF de l’époque.
Cette information circule rapidement de « bouche à oreille » dans la Société, puis, de façon officielle après la signature des contrats, relatée très vite par des communiqués de presse. La SAT vient d’obtenir ses plus importants contrats à l’exportation.
Que s’est-il passé avant ces signatures ?
La complexité du commerce international est souvent peu connue et parfois mal comprise par ceux qui n'ont jamais eu l’occasion de s’intéresser à l’exportation.
Dans une optique hexagonale, on peut penser que le processus de décision conduisant à l’obtention de marchés hors de nos frontières obéit à des règles identiques à celles pratiquées auprès de nos administrations françaises. La réalité est bien différente. La diversité des actions commerciales et techniques conduites en Bulgarie apporte un éclairage sur la conquête des marchés étrangers.
La phase de préparation du projet
Elle commence en 1970 sous la conduite de Jean Sésé, attaché à la direction commerciale. Il s’agit là d’un travail obscur précédant la sortie de l’appel d’offres. Il ne faut pas commettre l’erreur d’attendre passivement cette sortie et de répondre avec la plus grande exactitude aux spécifications imposées en diminuant les prix au maximum pour espérer gagner. Jean Sésé n’a pas cette naïveté.
En France, il rencontre les fonctionnaires ayant des connaissances sur la Bulgarie au ministère des Affaires étrangères, au ministère des Finances, au Centre Français du Commerce Extérieur (CFCE).
Localement, à Sofia, il obtient des informations auprès du poste d’expansion économique via le conseiller commercial : il ne s’agit pas de réinventer la poudre. Même si l’aide apportée par ces différents organismes officiels ne s’avère pas aussi efficace qu’on le souhaiterait, il s’agit d’un passage obligé.
Ensuite, il choisit l’agent local qui lui fait découvrir et comprendre les arcanes de l’administration bulgare et le met en contact avec l’attaché commercial près l’ambassade de Bulgarie. Il s’aperçoit très vite qu’en plus des PTT et de sa centrale d’achats - n’oublions pas que nous sommes dans un pays communiste - il faut s’introduire auprès du ministère des PTT, et du Centre d’étude des télécommunications (le CNET bulgare).
Tout le travail en amont consiste à connaître les besoins et les contraintes de ce client complexe avec ses aspects techniques, financiers et légaux : le code des marchés publics n’est pas une spécificité française, des documents équivalents existent en Bulgarie qu’il faut « décoder ». Jean Sésé effectue de nombreux voyages à Sofia afin de mettre en place une stratégie gagnante. Son dernier voyage connaît une fin tragique puisque son avion s’écrase à Zurich en janvier 1971. La disparition de cette figure de l’exportation est durement ressentie par la SAT toute entière.
Un défi a relever
Pour honorer la mémoire de notre ami Jean Sésé, il fallait absolument décrocher ce contrat. Ceux qui sont chargés de relever ce défi vont s’y employer avec passion.
Georges Plantier et Pierre-Alexis Epaulard reprennent rapidement le contact avec le client.
L’appel d’offres doit être publié fin 1971.
Valentin Komisovsky, piloté par Pierre-Alexis Epaulard, s’occupe de tous les aspects commerciaux et Jacques Foucault, du département ingénierie export, sous la houlette de Robert Chaumont, des aspects techniques.
Avant la sortie officielle de l’appel d’offres, des informations sont recueillies auprès des intervenants bulgares grâce aux introductions de l’agent.
La préparation des rendez-vous s’opère à l’hôtel Sofia qui deviendra très rapidement une « antenne » de la SAT. C’est là que s’élabore la stratégie. Chacun a sa place, ses habitudes.
Dans les pays de l’Est, il n’est pas concevable de discuter dans le salon d’un hôtel sans prendre un verre, voire plusieurs : il faut se plier aux coutumes locales, rien d’anormal à cela, mais lorsque l’on se trouve, le matin, devant un verre de Slivova - alcool de prunes local - il faut user de quelques « ficelles » pour garder les idées claires. Jacques Foucault s’assoit toujours à la même place, près de fleurs dont la vigueur s’estompe au fil du temps !
Toutes les discussions se déroulent en langue russe et bulgare avec traduction française par des interprètes locaux ce qui ne facilite pas les échanges ni une compréhension parfaite.
On apprend que l’appel d’offres, avant sa publication officielle, comporte l’étude et la fourniture d’un réseau de télécommunications (hors faisceaux hertziens) à mettre en œuvre pour relier les principales villes bulgares et les capitales limitrophes.
Toute latitude est donnée aux soumissionnaires pour organiser le cheminement des circuits. Il faudra donc concevoir l’ingéniérie du réseau conduisant à la plus grande facilité d’exploitation et à l’utilisation d’un minimum de matériels afin d’être plus compétitif que la concurrence, démarche à laquelle s’attachera Jacques Foucault. On ne parle pas encore précisément de transfert de technologie mais on le sous-entend.
Il s’agit pour l’équipe SAT de faire en sorte que les spécifications techniques du client correspondent au plus près à celles des équipements développés par la SAT.
Dans les années 70, les activités de la SAT à l’exportation ne représentent qu’un faible pourcentage du chiffre d’affaires. Le client national impose ses propres spécifications. En particulier, l’équipement terminal 12 voies « à fréquence zéro » ne peut pas s’exporter. Il faut disposer de l’équipement 12 voies « à appel à 3825 ». Sous la houlette de Jacques Grollemund, cet équipement et tout son environnement voient le jour rapidement.
Par ailleurs, la SAT ne possède pas la panoplie complète des équipements multiplex à son catalogue. Un accord doit être trouvé avec la société LTT pour la fourniture notamment des générateurs centraux, des modulateurs/démodulateurs de groupes secondaires, tertiaires, quaternaires avec leurs sources associées et des équipements de ligne à 12 Mhz. Il faut également prendre en compte la conception et la sous-traitance des équipements d’alimentation en énergie pour l’ensemble du réseau, le département ingénierie en a la charge.
Autre élément très important à considérer : le nerf de la guerre, autrement dit le financement ! Il faut s’assurer de la solvabilité du client, de la monnaie de paiement, du montant des parts en devise et en monnaie locale et des conditions de paiement. Après de longues tractations nous réussissons à obtenir un financement français auprès de la BFCE car il n’est pas question d’accepter un paiement par compensation très en vogue dans les pays de l’Est : vous imaginez un instant la tête de nos financiers à la seule évocation d’un règlement en pots de yaourt !
L’élaboration des offres techniques et commerciales
Puis vient le temps de la parution de l’appel d’offres et de sa réponse. Avec peu de moyens (un technicien et un commerçant), sont élaborés des documents structurés capables de rivaliser avec ceux des meilleurs concurrents internationaux. L’expérience commerciale de Pierre-Alexis Epaulard pallie l’absence de service juridique et financier ; à cette époque, tous ces aspects reposent sur les épaules des seuls commerciaux : contrat d’agent, de consortium, de co-traitance, de réparation, mise en place des cautions bancaires, appréciation et couverture des risques, règlement des litiges etc…
Le document d’introduction, élaboré avec le plus grand soin, nécessite une longue réflexion : ce pensum doit être parfait car c’est celui que lisent en priorité les décideurs.
Quant aux prix, il ne s’agit pas de tomber dans le piège de l’empilage des coefficients. Les prix doivent correspondre au prix de marché pour l’affaire visée. S’il est simple de trouver avec exactitude le prix d’une bouteille de Slivova à Sofia, il est beaucoup moins évident de connaître le prix de marché d’un réseau de télécommunication.
La phase d’évaluation par le client
Après la remise des offres, le client se lance dans l’exercice de leur évaluation durant plusieurs mois.
Pendant ce temps, demander un rendez-vous officiel avec le client constituerait une maladresse. Pourtant, il n’est pas question d’attendre passivement, bien au contraire. A travers l’agent, nous obtenons le maximum d’informations sur la concurrence afin d’exploiter ses points faibles et d’agir à bon escient et au bon moment. Quelques « faveurs » sont ainsi accordées. Au début des années 70, l’accès par les Bulgares à certains produits occidentaux s’avère pratiquement impossible. La variété des petits services demandés ou suggérés vont des couches-culottes pour le petits fils d’un directeur aux collants pour femmes, en passant par des instruments chirurgicaux nécessaires à un praticien local devant opérer une personnalité.
Lors de la phase d’évaluation de l’offre du réseau de télécommunications destiné aux PTT, l’appel d’offres relatif au transfert de technologie est publié. Les deux affaires, distinctes en théorie, s’avèrent en réalité parfaitement liées. Le nombre d’interlocuteurs augmente : on a affaire à de nouvelles centrales d’achats, aux représentants des usines et des instituts et on est surpris de découvrir des interlocuteurs d’un très haut niveau de compétences rarement séparés des livres rouges du CCITT.
L’appel d’offres devient plus complexe que le précédent. On trouve en plus des clauses concernant :
- la nature des droits concédés (licence de fabrication et d’exportation)
- le prix de la licence
- le prix des composants fournis par la SAT
- la qualité et l’évolution des produits finis
- les quantités produites localement et l’évolution du niveau d’intégration locale
- la formation du client qui souhaite acquérir une connaissance parfaite du produit.
Outre la documentation, la consultation porte sur les équipements de fabrication et de contrôle.
Aussitôt, des contacts sont pris auprès des autorités françaises en charge de la surveillance des matériels soumis à la réglementation du COCOM - organisme piloté par les Etats-Unis définissant les restrictions d’exportation vers les pays communistes - afin de ne pas risquer l’embargo.
La SAT comprend très vite que ce transfert de technologie, qui constitue une première pour elle, n’est pas un mal nécessaire, mais un élément positif et moteur de sa stratégie commerciale.
L’équipe des procédés industriels emmenée par André Jean Velte et Alexis Népomiaski, a la lourde tâche d’établir une offre technique complète incluant les matériels LTT permettant la production d’équipements multiplex et de lignes de capacité allant jusqu’à 2700 voies.
Une attention particulière est portée sur l’équipement terminal 12 voies et les modulateurs/démodulateurs de groupe primaires qui constituent les éléments les plus répétitifs dans les réseaux de télécommunications.
Ces équipements reposent en grande partie sur des filtres complexes constitués de cellules élémentaires dépendantes les unes des autres. La réputation mondiale de la SAT n’est plus à faire dans leur optimisation grâce aux travaux de J.E. Colin et Philippe Almandou largement publiés dans la presse. Les spécialistes bulgares des centres de recherches en parlent avec respect. Pour réaliser des filtres de façon industrielle, les ingénieurs de la SAT ont l’idée de concevoir chaque cellule sous forme de sous-ensembles indépendants : les TRIPOLES sont nés mais leur intérêt n’est pas immédiatement compris par les experts bulgares chargés de l’évaluation des offres de transfert de technologie.
Fin 1972, nous faisons partie des deux derniers compétiteurs en lice. L’équipe SAT au grand complet, billets d’avion en poche, rassemble fébrilement les documents à mettre dans les valises au moment où un télex annonce le rejet de ses offres à trois heures de l’embarquement. C’est la consternation ! Tant d’efforts pour rien ! Ce n’est pas possible ! Après un moment d’abattement, la décision collégiale est prise de s’embarquer pour Sofia : après tout, les clients n’ont pas encore signé avec une autre société. Nous avons encore théoriquement une toute petite chance et nous allons tout faire pour la saisir. Le monde des télécoms étant petit nous apprenons que notre principal concurrent, la veille, a déjà sabré le champagne. Voici une erreur à éviter. Tous les exportateurs devraient savoir qu’il faut attendre l’entrée en vigueur d’un contrat avant de pouvoir admirer les bulles monter du fond de leur verre.
Dès notre arrivée à l’hôtel Sofia, nous élaborons notre stratégie : après analyse de nos points faibles et forts tant au plan commercial que technique, nous décidons de mettre l’accent principal sur les TRIPOLES.
Durant toutes les réunions, André Jean Velte sort le grand jeu et captive son auditoire à grand renfort de dessins en perspective : voici une facette surprenante d’un gadz’art plus formé aux vues de face, de dessus et de profil. Ses dessins s’arrachent comme des œuvres d’art. Le vent commence à tourner en notre faveur. Certes, il reste de nombreux obstacles à franchir, mais l’essentiel est atteint : renouer le contact et semer le doute chez nos clients. Ensuite, après identification via l’agent, des personnes à mettre de notre côté (et nous revoici dans les couches culottes !), tous les obstacles disparaissent et notre dernier concurrent est définitivement écarté. Ce retournement de situation extraordinaire nous a permis de nous asseoir à la table des négociations.
La négociation
Nous sommes convoqués officiellement pour négocier les conditions dans lesquelles les contrats seront signés. Contrairement aux idées reçues, il ne s’agit pas d’une bataille entre client et fournisseurs mais d’une confrontation constructive entre partenaires. En effet, nous sommes maintenant embarqués sur le même bateau et avons un intérêt commun à résoudre les difficultés, car on ne peut pas tout prévoir, dans le meilleur esprit de collaboration.
Les négociations techniques, juridiques et commerciales n’ont pas posé de problème particulier puisque tout était déjà défini dans les offres. Après l’ultime rabais traditionnel sur les prix, il fallait surtout s’assurer, à cause de la barrière de la langue, que toutes les clauses en discussion étaient assimilées de la même manière par tous. Par exemple, la compréhension des INCOTERMS (International Commercial Terms) devait être parfaite pour ne pas entraîner de difficultés lors de l’exécution des contrats.
Enfin, François Le Menestrel et Pierre-Alexis Epaulard signent les contrats. La cérémonie se déroule sans faux pas suivant le protocole, ce qui ne fut pas le cas, quelques mois plus tard, lors du cocktail qui suivit la présentation des équipements d’énergie : le directeur de notre sous-traitant se retrouva, lors de son baise-main à l’épouse du ministre des PTT, accroché à la robe de celle-ci après s’être pris les pieds dans le tapis…
Et après
Pour ne pas dégrader le climat de confiance établi avec le client, les personnes ayant participé aux négociations constituent l’ossature des équipes chargées de la réalisation des contrats.
La mise en œuvre du contrat relatif au réseau de télécommunications est menée à bien par la direction chantiers, celui du transfert de technologie par celle des procédés industriels, orchestrée par Alexis Nopomiasky. Une structure commerciale spécifique animée par M. Piolet et A. de Pontac en assurent la gestion.
C’est un succès, l’usine de Vorochilov tourne à plein régime pour équiper les réseaux de transmission des Etats du bloc soviétique.
Le véritable essor des exportations se situe dans les années 70, l’expérience commerciale et technique acquise au terme des contrats bulgares a permis à la SAT de capitaliser du savoir-faire pour accéder a une vocation internationale.
En affaires, il n’y a pas de recette universelle, il faut toujours s’adapter à des clients structurellement et mentalement différents d’un pays à un autre. Toutefois, on n’insistera jamais assez sur l’importance de la préparation d’un projet, puis du suivi de l’appel d’offres jusqu’à l’entrée en vigueur du contrat.